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Chapitre IV
La colonie de Zemouri, annexe de la commune de Bled Guitoun
(7 août 1875 – 7 avril 1886)


Peu de jours après la ratification du décret Présidentiel, les colons adressaient à l’administrateur civil de la circonscription cantonale des Issers à Bordj-Menaïel, une pétition dans le but de continuer à faire partie de la commune Indigène des Issers .  Ils soulignaient le fait d’être des anciens serviteurs de la France, ayant versé leur sang en combattant pour conquérir le sol ingrat de la colonie, et refusaient d’être annexés à la commune de Bled Guitoun et d’être ainsi gouvernés par des gens qui n’avaient pas encore deux ans d’Afrique et qui ne parlaient même pas le français .  En effet le centre de Bled Guitoun était composé en majorité d’Alsaciens-Lorrains .  Cette manifestation des colons de Zemouri, fermiers sans avance et riches de leurs seuls bras, semblait être surtout une occasion de marquer justement leur mécontentement devant l’assistance donnée par l’État et les comités de colonisation aux Alsaciens-Lorrains de Bled Guitoun … Leur demande resta sans réponse, et à l’échelon administratif, Zemouri demeura une section de Bled Guitoun . 


L’évolution du centre de colonisation

Malgré les lourdes charges de l’œuvre de création, le centre évolua favorablement par le travail des hommes .  Les colons employés constamment les premiers mois aux défrichements, avaient pu dès la première année de leur installation, ensemencer 350 hectares dont le quart était loué et cultivé par des Indigènes .  Ils avaient également promptement construit des hangars provisoires avec les moyens les plus économiques, embranchages, par exemple, et destinés à abriter leurs bœufs ou leurs chevaux (plusieurs d’entre eux possédaient une petite voiture dite jardinière) . Mais l’une des grandes réalisations de la colonie restait la construction des habitations…

Alexis LAFONT comme les autres attributaires du centre construisit de la manière la plus simple, sa maison d’habitation composée de deux pièces uniquement .  On peut penser que les recommandations faites au nouveau colon par la commune, furent respectées et qu’il bâtit son logis à l’image des autres, c’est à dire de préférence sur une hauteur en évitant le voisinage des parties basses, des endroits humides et des eaux croupissantes . 

Le souci du choix de l’emplacement fut d’ailleurs évité pour Alexis, puisqu’il reçut son lot à bâtir, desservi par une rue bien aérée, comme toutes les rues du village qui avaient été empierrées sur un terrain complètement sec . 

Les premiers travaux d’installation du centre avaient été confiés à un entrepreneur de travaux publics d’Alger, Monsieur André MERMET, qui s’était engagé à exécuter pour une valeur de soixante mille francs, l’installation du centre du futur village, par l’ouverture de chemins d’accès, le nivellement des rues et de la place, la construction de fontaines, les creusements de puits, la pose de conduites d’eau (300 mètres de tuyaux en fonte avaient été posés) et l’édification de la mairie (pour une valeur de treize mille cinq cent quatre vingt trois francs, quatre vingt quatorze centimes) . 

Les dépenses faites pour les plantations d’eucalyptus s’élevaient elles, à 35000 francs environ .  Ces plantations réalisées toujours par M . TROTTIER, comportaient 4633 arbres et entouraient complètement le centre de Zemouri, sur une zone de 50 mètres de largeur ; elles couvraient une superficie totale de 6 hectares . 
La mairie de Zemouri, nouvellement construite, était située sur la place principale du centre ; une délibération du conseil municipal de Bled Guitoun proposa le 22 mai 1877 à l’adjoint spécial de la section de Zemouri, qu’il soit procédé par l’administration au défrichement de la place qui était couverte de palmiers-nains, qu’il soit creusé autour de la dite place, des fossés d’assainissements et qu’enfin un puits y soit creusé .  Mais il avait fallu renoncer à continuer le forage, parce qu’à quinze mètres de profondeur, on avait atteint une couche de marne grise, qui avait ôté tout espoir de trouver de l’eau . 

À Zemouri, l’instruction publique fut donnée les premières années, à l’intérieur de cette mairie, par une institutrice .  Le maire de la commune de Bled Guitoun avait demandé que soit affecté à l’école, un lot de terre qui, tout en fournissant à l’institutrice des moyens d’améliorer sa situation, lui permettrait en même temps, de donner à ses élèves, les premières notions d’agriculture .  À cet effet, il avait pris le règlement suivant, premier règlement de l’école de Zemouri :


«L’entrée des classes aura lieu chaque année du 1er avril au 30 septembre à 7 heures du matin et dureront jusqu’à 4 heures du soir, avec interruption à partir de 10 heures jusqu’à 1 heure, pour le repas du matin et pouvoir prendre un peu de repos .  Du 1er octobre au 30 mars, les études commenceront, une heure plus tard le matin et seront suspendues à 10 heures .  L’appel se fera chaque jour, ceux qui manqueront, sans justifier d’une autorisation de leurs parents, seront punis .  Il en sera de même, pour toutes les infractions au présent règlement . Il n’y aura pas de classe, les dimanches et les jeudis ; néanmoins les élèves devront se rendre aux écoles, une heure avant celle de la messe . 

Le but capital auquel doit tendre avant tout la colonie est l’instruction agricole .  Tous les jeudis, les garçons seront conduits au jardin, là devant les divers carrés de légumes, d’arbres, devant les sillons de grains, il leur sera fait sur chaque genre de culture, une théorie la plus concise et la plus claire possible, qui sera suivie immédiatement de la mise en pratique .  Il leur sera également enseigné aussi à conduire une voiture, une charrue, et les divers soins à donner aux bestiaux .  Des moniteurs seront choisis parmi les enfants les plus instruits et les plus âgés ; leurs fonctions consisteront à seconder l’institutrice dans sa tâche .  S’ils s’acquittent bien de cet honneur, ils seront signalés à Monsieur le Maire, qui négligera aucune occasion de les récompenser par diverses faveurs . 
Deux élèves seront désignés à tour de rôle pour le nettoyage de la salle d’étude et le service de l’école .  Les insubordinations seront punies selon la gravité des fautes . 

  • par des corvées hors de tour, au bénéfice des enfants de service
  • par des pensums ou surcroît de travail à faire chez soi
  • par des retenues en classe les jours fériés

Aux époques de grands travaux agricoles, les classes ne pourront être ouvertes que le soir, de 7 à 9 heures, afin de ne pas priver les chefs de famille de l’aide de leurs enfants .  Cette mesure aura lieu sur la demande des parents et après la décision du conseil . 
L’époque des vacances sera fixée ultérieurement et sera précédée de la distribution des prix, présidée par les autorités de la commune .  Pour ne pas déranger les études, toute communication ou observation des parents devront être faites au domicile de l’institutrice de 11 heures à 12 heures . »


Les colons de Zemouri n’avaient pas cessé non plus d’adresser, durant ces premières années des pétitions en vue, d’obtenir la construction d’une chapelle, la création d’un abreuvoir ou d’un lavoir qui fut édifié en 1877 .  Jusqu’à cette date, les ménagères lavaient leur linge dans des baquets de bois, qu’elles remplissaient avec de l’eau puisée dans une fontaine . 

Insensiblement aussi, un village naissait .  Un rapport d’ensemble sur la situation du centre de Zemouri était d’ailleurs demandé par lettre préfectorale le 23 juillet 1878 .  Cette enquête menée cinq ans après l’installation des familles, nous renseigne sur les points suivants :

La population

Á cette date, la population du centre se composait de 36 familles comptant ensemble 134 personnes, soit une moyenne d’environ 4 personnes par famille .  Les maisons construites étaient au nombre de 34, 2 étaient en construction, leur valeur moyenne était de 2050 francs . Il n’y avait pas d’autres bâtiments communaux, qu’une construction servant à la fois de maire, d’école et de chapelle . 

Situation sanitaire

La situation sanitaire était « satisfaisante », aucune épidémie grave n’avait sévi parmi les Européens .  Les cas des fièvres étaient à peu près les seules maladies à signaler . 

Industrie

Un industriel s’était livré pendant quelques temps à la fabrication du crin végétal, quelques Espagnols établis à proximité de la mer fabriquaient du charbon . 

Commerce

Le seul commerce auquel se livraient les habitants de Zemouri étaient celui du bétail et des produits de l’agriculture .  Il n’existait aucun marché dans la commune, les deux seuls marchés situés à proximité étaient ceux des Issers et de Ménerville, sur lesquels les habitants de Zemouri écoulaient la plus grande partie de leurs produits . 

Communication

Les principales voies de communication étaient : la route départementale n°1 d’Alger à Dellys, et la route de Bled Guitoun à Zemouri passant par Zaâtra prolongée jusqu’à Port aux Poules .  La dernière section de cette route était à peu près praticable, ses autres parties auraient besoin de réparations urgentes . 

Ressources en eau

Le débit maximum des fontaines publiques était de 15 litres et le débit minimum de 2 litres à la minute .  L’eau était mauvaise et avait un goût saumâtre .  Les fontaines communales se composaient de deux fontaines avec abreuvoir .  Il y avait à Zamouri, six puits dont un seul, creusé par M .  PAGNON, donnait de l’eau .  Il serait désirable que l’administration tente un sondage artésien à Zemouri . 

Plantations

La plantation d’eucalyptus entourant le village avait souffert des grands vents, beaucoup d’arbres étaient morts et auraient besoin d’être remplacés .  Les colons de Zemouri avaient planté 480 arbres fruitiers . 

Instruction publique

L’instruction publique était donnée dans une construction servant de mairie-école par une institutrice laïque à 19 garçons et 12 filles .  Ce bâtiment était dans un état satisfaisant .  Les habitants du centre menaient une vie régulière et laborieuse concluait cette enquête . 

Les combats de la communauté

Difficile avait été l’installation de ces pauvres hommes, qui durent se battre, travailler pour arriver à exister . Les débuts furent tout aussi pénibles pour Alexis et Marie-Françoise LAFONT .  La famille aux prises avec la fièvre et l’insécurité, vivotait au rythme lent des saisons, dans l’attente de jours meilleurs .  Alexis emprunta pour couvrir ses premières grosses dépenses la somme de 2500 francs et consentit même à titre de garantie de ce prêt, à transférer tous ses droits au bail et à la concession (un acte dressé par Maître DIDIER, notaire à Alger, en témoigne) . 

Les demandes de secours d’autres concessionnaires confirment également, la situation difficile de ces colons .  Dès 1876, certains n’hésitèrent pas à déposer à la préfecture, des demandes d’autorisation pour contracter des emprunts de 2000 à 3000 francs pour améliorer leur concession (MM .  SERRE, DESACTES, PAGNON, GEORGES…)
D’autres débutaient mal, comme Jean-Baptiste AMOUROUX, qui avait été obligé de regagner la France (Saint-Cannat) pour deux mois, étant atteint d’une hypertrophie de la rate à cause des nombreuses récidives de fièvres…

Antoine DUVIALARD, dans une lettre adressée au préfet d’Alger, présentait sa situation : « …Je me trouve dans une situation des plus pénibles .  Toutes sortes de maux sont venus fondre sur moi depuis que j’habite l’Algérie .  J’y ai perdu deux de mes enfants à l’ambulance du col des Beni-Aïcha .  J’ai moi-même été longtemps malade et encore aujourd’hui, une fièvre persistante me retient couché dans mon lit .  … .  »

Pour François GERVAISEAU, le sort lui ayant dévolu la plus mauvaise concession du centre, sa situation de colon le plus pauvre lui donnait les chances d’obtenir un sérieux secours… Car tout, pour ces hommes qui luttaient avec courage par un travail persistant, était prétexte à l’assistance que pouvait leur donner le gouvernement (inégale cependant dans ses moyens et ses répartitions) . 
Pour les uns, c’était une mauvaise récolte, un champ dévoré par les criquets, une famille nombreuse à nourrir… pour les autres, ce fut une longue maladie, un terrain trop éloigné du centre … Mais ces conditions de vie misérables, où le nécessaire était réduit au minimum, restaient toutefois supportables pour l’ensemble de la population, car tous espéraient dans l’avenir .  Pour ces hommes, et femmes de 30 et 40 ans, qui avaient déjà une certaine expérience de la vie, ces conditions étaient avant tout une garantie pour leurs enfants, d’une existence relativement saine, sans lendemain qui déchante, avec de la nourriture, une maison et de la terre . 

L’État leur avait accordé un support important, eux en échange, devaient par leurs travaux de mise en exploitation, rendre leur concession prospère .  Tous étaient tenus aussi de construire leur maison d’habitation, de clore leurs terrains, de défricher, de nettoyer, de cultiver et planter .  Certains d’entre eux, pris de découragement, résistèrent difficilement à ces déboires et partirent, mais la majorité restèrent car ils savaient que ces terres étaient fertiles . 

Le travail des hommes

Le travail de ces hommes méritants fut récompensé… quelques années plus tard ! En effet, le bon blé se mit à pousser, la vigne et les arbres fruitiers remplacèrent la friche inutile…Petit à petit, les autorités aidant à l’exportation de ses produits agricoles, la prospérité du centre jusqu’alors difficile, devint une chose certaine .  Zemouri prenait un essor nouveau . 

À titre d’exemple, un procès verbal dressé par le maire de Bled Guitoun constatait l’importance des travaux effectués et des améliorations apportées sur la terre concédée de la famille LAFONT ; sur le lot rural n°15 de qualité assez bonne au départ, Alexis avait fait construire une seconde maison d’habitation plus vaste que la précédente, de 13 mètres de façade sur 7 . 50 mètres de largeur, composée de trois pièces, d’un hangar, d’un four, d’une écurie et d’un puits, le tout en excellente maçonnerie, avec plancher, tuiles . 
Sur les lots de culture n°38 couverts de broussailles au début, Alexis avait défriché 12 hectares, planté 2 hectares de vigne pour une somme de 2000 francs, 275 pieds d’arbres fruitiers et d’eucalyptus pour une valeur de 800 francs .  Tous ces travaux avaient occasionné une dépense qui pouvait être évaluée à 31 460 francs (2500 francs pour le lot urbain et 28 960 francs pour le lot de culture) . 

Toute la famille, une fois son installation terminée, et le cap des premières années passées, entendait bien, tirer profit de son labeur et des conditions naturelles favorables de la région .  À Zemouri, la terre présentait, nous l’avons déjà vu, presque partout le même caractère, essentiellement argileux et convenait à toutes les cultures, surtout aux céréales (l’Algérie était la terre à blé par excellence) et produisait des rendements élevés, quand elle était convenablement aménagée .  Les chiffres s’élevaient au fur et à mesure que les soins étaient multipliés . 

Peu à peu, les travaux améliorèrent singulièrement l’aspect de cette agréable contrée qui promettait les plus heureux résultats .  Ainsi une enquête menée le 21 août 1880, nous apprend même qu’il s’était déjà constitué à Zemouri, quelques propriétés d’une certaine importance où couvaient des richesses positives et des grands intérêts agricoles, voire commerciaux…
En 1880, 155 hectares de blé, 27 . 50 hectares d’orge, 86 hectares d’avoine, 144 . 50 hectares de vignes, 11 hectares de tabac, 64 . 50 hectares de pommes de terre, 17 hectares de cultures diverses, 2 . 18 hectares de jardin, 42 . 25 hectares de bechena ou bechna (sorgho blanc ordinaire de Kabylie) avaient été exploités, le reste demeurait en prairies, friches ou broussailles (on sait qu’au cours de cette année les blés et les orges avaient peu donné en raison de la sécheresse, contrairement aux avoines et aux tabacs) . 

La vigne promettait elle aussi, les plus heureux résultats en dépit de la maladie dont elle avait été atteinte et des derniers coups de sirocco .  Le relevé de la statistique agricole, nous apprend aussi un peu plus tard, que le village comptait 70 chevaux, 2 mules, 11 ânes, 401 bovins, 200 ovins… et qu’il était équipé de 79 charrues, de 101 herses, de 60 chariots, d’une machine à battre à vapeur et de 5 pressoirs à vin . 

Ainsi progressivement, grâce encore au travail des hommes, le pays s’assainit, l’acclimatation s’effectua, l’habitat s’améliora et les premières dépenses ruineuses pour le défrichement et la mise en culture finirent par donner de belles récoltes de céréales et de vin, et permirent le développement rationnel du cheptel . 

Deux ans plus tard, Alexis et Marie-Françoise LAFONT reçurent leur titre définitif de propriété qui récompensait tous leurs efforts et ceux de leur fils aîné Hubert, qui s’était spécialisé dans la culture de la vigne .  Hubert LAFONT avait épousé le 26 juin 1880, Rosalie ANTONI, fille d’un autre attributaire du centre : Antoine ANTONI, né à Ersa (Corse) était arrivé en Algérie en 1843 pour s’installer à Mustapha .  Il s’était porté par la suite candidat pour le peuplement de la plaine des Issers . 

En 1883, une pétition d’une notable fraction des habitants de Zemouri, demandait que le territoire de la colonie soit érigé en commune distincte de la commune de Bled Guitoun sous le nom de Flatters, en souvenir de l’officier Paul FLATTERS qui avait conduit deux expéditions pour étudier le tracé du chemin de fer Transsaharien .  Ce projet fut retardé car les habitants du centre de Zaâtra protestèrent énergiquement contre le choix du village de Zemouri pour chef-lieu de la nouvelle commune projetée, à la suite de la division de la commune de Bled Guitoun . 

Zemouri était cependant le centre le plus peuplé, un village gai, propre, bien tenu aux trottoirs le long des maisons et avait l’avantage d’être sur le chemin projeté de l’Alma à Dellys, et proche de la mer .  C’est aussi la raison pour laquelle le 21 décembre 1885, le conseil municipal de Bled Guitoun proposa d’ériger Zemouri en commune et donna au centre le nom de « Courbet » (préféré à "Flatters" et à "Hoche", qui avaient été également proposés) en hommage aux services rendus par l’Amiral Amédée Courbet, pendant l’expédition du Tonkin) . 

Cette décision fut approuvée par décret Présidentiel le 7 avril 1886 : «Zemouri» devint «Courbet», une commune à part entière, ne dépendant plus de Bled Guitoun, qui avait pris entre temps le nom du président Felix FAURE, avec à sa tête un maire, Ferdinand MOULLET, qui remplaça l’adjoint spécial M .  REAL, et un conseil municipal composé de 5 conseillers européens et 5 conseillers Indigènes . 

Yves BANDET, Mise en page le 6 février 2009