" Le dixième jour du mois de novembre 1824 s’est présenté devant nous Joseph JEZE, Maire de la commune de Guizerix faisant les fonctions d’officier public de l’état civil, Dominique LAFONT propriétaire cultivateur, habitant du présent lieu, lequel nous a déclaré que, Anne ADER son épouse en légitime mariage, est accouchée aujourd’hui vers les quatre heures du matin dans sa maison d’habitation, d’un enfant mâle auquel il a été donné le prénom d’Alexis "
Comme nous le rapporte ici la transcription de son acte de naissance, Alexis LAFONT naquit en 1824 dans un petit village des Hautes-Pyrénées, situé sur un coteau au-dessus de la Baïsolle, à quelques kilomètres de Castelnau-Magnoac .
La position que la commune occupait sur le sommet du coteau, à plus de 350 mètres d’altitude lui avait donné un rôle de surveillance, d’où son nom « Guiza » qui signifie regarder . Seigneurie de Zerix, la tradition ferait remonter l’origine du nom de la commune à 1398, époque à laquelle vivait Guy, Comte de Château-Renard, dont les vastes domaines comprenaient le territoire de la commune . Au début du XIXème siècle, le village avait quatre kilomètres dans sa plus grande longueur du nord au sud et deux dans sa plus grande largeur de l’est à l’ouest, son climat était tempéré, les vents prédominants soufflaient du sud-ouest et de l’ouest et y amenaient des pluies assez fréquentes ; la température y était douce, ni trop rigoureuse en hiver, ni trop chaude en été . Les deux cours d’eau, la Baïsolle et la Baïse qui traversaient le territoire, avaient contribué autant que la bonté du climat à l’entretenir dans un excellent état de salubrité .
En ce début des années 1820, le village accusait une population de 419 habitants, constituée de 102 ménages, répartie dans les divers quartiers de la commune :
La population qui resta à peu près stationnaire tout au long du XIXème siècle était catholique, les habitants de la commune avaient des mœurs douces et des habitudes régulières et tiraient leurs principales ressources de la terre . Les productions de la terre consistaient alors en céréales, blé, avoine, maïs, en fourrages artificiels, trèfle et luzerne .
L’assolement était biennal pour la raison que la propriété était très morcelée . Les travaux agricoles étaient exécutés à la main et les paysans de l’époque pour travailler portaient la blouse, le tricot de laine, un béret bleu foncé ou marron qu’ils échangeaient le dimanche contre un chapeau rond . La commune de Guizerix possédait une fort belle forêt formée presque exclusivement de chênes . Le territoire de la commune était aussi assez abondant en gibier, surtout en gibier de passage : cailles, perdrix, bécasses et palombes . La vigne donnait de bons produits en vins rouges . On y élevait enfin essentiellement des vaches, des juments, des moutons et des porcs .
La famille LAFONT était originaire du village depuis plusieurs
générations, Alexis, fils cadet d’un couple de cultivateurs, propriétaire de
plusieurs parcelles de terres labourables et de vignes aurait pu à la manière
de ses parents, travailler ses huit arpents de terre (quatre hectares environ),
fonder une famille en épousant une fille de chez lui, puis au soir de sa vie,
s’éteindre paisiblement dans sa maison, entouré de l’affection de ses proches
et de l’estime de ses concitoyens…
Mais le vent de l’histoire et les choses de
la vie ont fait qu’à l’âge où l’on devient un homme, Alexis quitta les siens et
partit pour de plus vastes horizons sur la foi de promesses officielles, vers
cette terre d’Afrique, que la France monarchique de Charles X, avait décidé de
faire sienne…
Arrivé en Algérie en 1847 à l’âge de 23 ans, après le voyage le plus aventureux de sa vie, Alexis LAFONT avait fait partie de ces colons appelés par le gouvernement Français ; gouvernement qui avait décidé devant la passivité industrielle et agricole du pays de créer des colonies agricoles . Cette installation massive d’émigrants restera aussi un des faits les plus remarquables de l’histoire de l’Algérie, puisqu’il marquera les origines d’un peuple si curieux par son établissement au milieu des races indigènes et par sa composition si mêlée .
Cette population qui devait faciliter l’essor du pays comprenait aussi bien des étrangers (Espagnols, Italiens, Maltais, Mahonnais, Suisses, Luxembourgeois, Belges…) que des Français . Si l’on met à part la Corse, qui par sa situation géographique, par la densité de sa population, la similitude de son climat et de ses cultures, devait être appelée à avoir une place prépondérante dans cette immigration, les Français établis en Algérie étaient surtout originaires du Midi de la France (Pyrénées-Orientales, Hautes-Pyrénées donc, Drôme, Basses-Alpes, Bouches-du-Rhône, Hautes-Alpes, Var) .
Comment s’expliquait cette inégale contribution des départements français au peuplement de l’Algérie ? Elle était d’ordre divers :
il était facile de comprendre que la proximité plus grande des habitants, ou plutôt des départements méridionaux avait facilité à ces gens, l’émigration en masse vers l’Algérie . De plus, le climat du Roussillon, du Languedoc, de la Provence et même d’une partie du Dauphiné se rapprochait beaucoup par les chaleurs sèches de son été et la douceur de sa température pendant l’hiver, du climat algérien . Les habitants de ces régions avaient donc moins à redouter les variations climatiques . Enfin, des deux côtés de la Méditerranée on pratiquait les mêmes cultures arbustives : vigne, olivier…
il faut se souvenir aussi que c’était la colonisation officielle qui avait attiré en Algérie, la majorité des Français qui y cultivaient la terre . Or, de même qu’elle avait réparti un peu partout dans les campagnes algériennes les colons bénévoles de la métropole, elle avait accepté toutes les demandes, d’où qu’elles vinrent : elle avait sollicité même cette émigration dans tous les villages et toutes les villes, et c’est ainsi que les départements français les plus riches comme les plus pauvres avaient été amenés à prendre leur part dans cette émigration .
ce furent les plus actives . Toutes les fois, qu’avait été expérimentée une culture nouvelle et qu’elle avait paru rémunératrice, sitôt la nouvelle lancée et les résultats connus, la colonie avait bénéficié d’un afflux d’immigrants avides de fortune .
parfois quelques douloureux événements avaient forcé aussi une population à s’expatrier : transportés de 1848 et de 1852, Alsaciens –Lorrains de 1870/1871 qui avaient préféré accepter des terres en Algérie et quitter leurs provinces, que vivre sous le joug allemand .
Mais si variés que furent les effectifs, les origines géographiques et sociales des premiers immigrants (en dehors des militaires et des fonctionnaires, les premiers arrivants furent souvent disparates) la colonisation n’en était pas moins organisée .
Le principe même de la concession gratuite et de l’émigration assistée était soumis à un certain nombre de conditions et de formalités .
Pour être admis à demander une concession de terre, il fallait donc :
L’administration donnera la préférence aux cultivateurs de profession ayant une famille nombreuse .
La demande devait être faite sur papier timbré et accompagnée de l’extrait du casier judiciaire et de la justification, au moyen des avertissements du service des contributions directes et d’un certificat de l’autorité locale ou de pièces probantes, des ressources dont disposait réellement le postulant .
Lorsque ces ressources consistaient, en totalité ou en majeure partie, en immeubles, le demandeur était tenu de fournir un certificat du conservateur des hypothèques indiquant les charges qui pouvaient grever ces biens .
Il était toutefois recommandé aux demandeurs de concessions, de ne prendre la détermination de quitter la métropole que s’ils se sentaient la santé, l’énergie et le goût du travail, qui sont indispensables pour réussir ; et de ne venir en Algérie que lorsqu’ils étaient avisés de leur admission par le Préfet du département où était située la concession .
Les familles admises recevaient un acte provisoire de concession pour leur permettre de prendre possession des terres et de bénéficier des facilités de voyages suivantes :
-en chemin de fer - transport à demi-tarif pour les membres de la famille indiqués sur le titre, et transport gratuit de 100 kilogrammes de bagages par personne .
-sur des paquebots – partant de Port-Vendres ou de Marseille – transport gratuit, des personnes de la famille indiquées sur le titre, et transport gratuit de 80 kilogrammes de bagages par personne .
Le concessionnaire devait par la suite transporter son domicile
et résider sur la terre concédée avec toute sa famille, d’une manière effective
et permanente pendant cinq années à partir de son installation . Il avait un
délai de 6 mois, à dater de son admission pour prendre possession .
Après 9 ans de résidence, le concessionnaire pouvait réclamer le
titre définitif de son attribution, s’il avait effectué sur ses terres des
améliorations utiles et permanentes, dont un tiers au moins en bâtiments
d’habitation ou d’exploitation agricole .
Pendant la période de concession provisoire, le concessionnaire pouvait, dans les conditions fixées par la législation sur l’aliénation des terres de colonisation, consentir une hypothèque sur l’immeuble dont il avait été mis en possession, mais au profit seulement des prêteurs qui lui fournissaient des sommes destinées à des travaux de bâtiments, à des travaux agricoles, constituant des améliorations utiles et permanentes, et enfin, à l’acquisition d’un cheptel .
Le concessionnaire qui ne remplissait pas les conditions imposées était frappé de déchéance . Si des améliorations avaient été effectuées, la concession était vendue par voie administrative afin de réduire les frais au minimum .
Le prix de l’adjudication, sans déduction des frais de
compensation faite des charges, s’il y avait lieu, était dévolu à
l’attributaire déchu ou à ses ayants-cause, jusqu’à concurrence du montant des
améliorations réalisées par lui . En cas d’insuffisance, il ne pouvait réclamer
aucune indemnité .
Enfin, lorsque le concessionnaire décédait avant l’expiration de
la période de concession provisoire, son attribution était transmise à ses
héritiers, si ceux-ci remplissaient les conditions imposées à leur auteur . Ils
avaient aussi le droit, de renoncer à la concession et d’en requérir la vente
si elle avait reçu des améliorations utiles et permanentes .
Aucune concession ne pouvait être vendue ou cédée aux Indigènes,
sous quelque forme que ce soit, pendant une période de 20 ans pour les lots de
ferme, et de 10 ans pour les lots de village . Ces délais partaient du jour de
la concession définitive indiqué sur le titre de propriété .
L’administration ne reconnaissait pas non plus, les locations de
terres de concessions, faites pendant la période de concession provisoire . Le
concessionnaire et le locataire qui concluaient de semblables contrats,
s’exposaient à tous les risques et périls .
Les règles d’hygiène, qu’il importait d’observer en tout pays, devaient être rigoureusement suivies dans les contrées nouvelles . L’Algérie avait des climats variés, sauf l’intertropical, le seul funeste aux Européens .
Si la température s’élevait pendant les mois d’été sensiblement
au-dessus des moyennes de la Métropole, elle était soumise pendant le reste de
l’année à des variations étendues .
Les concessionnaires ne devraient pas craindre d’emporter des
vêtements de laine et de se couvrir s’il en était besoin . En été, ils devront
toujours avoir la tête couverte et porter de préférence un léger chapeau de
feutre .
L’usage des vêtements de laine ou de coton ne saurait trop être
recommandé . De même le port de la ceinture large et faisant plusieurs fois le
tour du corps était nécessaire pour préserver les reins et l’abdomen, des
brusques refroidissements qui pouvaient se produire après la transpiration .
Pour se prémunir contre la fièvre qui sévissait parfois dans les régions en défrichement, les colons éviteront de placer leur habitation dans des endroits humides ou trop ombragés ; trop près d’un lit de rivière, de laisser subsister dans le voisinage des mares et des dépôts d’eau, de rester dehors sans nécessité avant ou après le coucher du soleil, de boire pendant l’été des eaux qu’ils ne connaîtraient pas .
La propreté du logis, la bonne tenue des écuries et des étables, l’éloignement des ordures ménagères devront être assurés avec soins . Les concessionnaires se rappelleront enfin, que la meilleure manière d’échapper aux dangers que pouvait représenter l’acclimatation, était de renoncer à tout excès et surtout à l’abus de l’alcool, qui affaiblit gravement la force de résistance de l’organisme et dont les effets sont plus pernicieux dans les climats chauds que dans les contrées froides .
Il était enfin recommandé aux colons de s’en tenir pour le début, au minimum de constructions indispensables pour loger leur famille et leur bétail, de réserver le plus possible leurs efforts et leur capital, pour la mise en valeur de leurs terres .
Fort de ces recommandations, Alexis LAFONT s’installa donc comme cultivateur à Dely-Ibrahim (canton d’Alger nord) . C’est dans ce petit village florissant, aux terres riches et propices à la culture de la vigne et des céréales, qu’il épousa le 8 juin 1852, après avoir reçu le consentement de sa mère, Marie-Françoise EICHER, née à Flamierge le 20 avril 1827, de Jean EICHER et d’Élisabeth GODEFROY .
Cette famille installée dans la région de la province de Luxembourg, appartenait à une vieille famille de tisserands .
La commune de Flamierge formait alors un petit ensemble rural de quelques 120 habitants qui se consacraient à l’agriculture (seigle, orge, avoine) et à l’élevage (chevaux, bêtes à cornes) ; Jean et Élisabeth EICHER et leurs six enfants (trois filles et trois garçons) en quête d’une existence nouvelle, quittèrent les brumes du pays Ardennais pour Alger au tout début des années 1840 . Frappée en 1848 par une épidémie de choléra (le père et deux garçons y perdirent la vie), la famille s’installa par la suite à El Biar .
Alexis et Marie-Françoise – qui lui avait donné deux enfants (Augustine et Hubert) – quittèrent eux, Dely-Ibrahim dans les années 1863, pour Douaouda, annexe du village de Koleah distant d’une trentaine de kilomètres de la capitale où naquit leur troisième enfant .
En 1872, un certificat délivré par la Mairie, nous signalait qu’Alexis demeurait, dans une ferme dont il n’était que le locataire, qu’il jouissait au sein de la communauté d’une bonne moralité ; et il possédait surtout les ressources nécessaires pour mettre en rapport une concession de terre (la tradition familiale rapporte qu’ils avaient économisé 150 louis d’or de 20 francs) .
Il faut dire ici qu’Alexis avait adressé depuis le mois de
décembre 1871 au gouverneur général d’Algérie, une lettre dans laquelle, il
demandait l’obtention d’une attribution territoriale dans la plaine des Issers,
suivant le titre II du décret Présidentiel du 22 octobre 1871 . Ce décret fixait
les mesures d’exécution nécessaires au peuplement des terres, le titre II
instituait un système de concession applicable à tous les Français et voyait
donc le retour de la concession gratuite où le concessionnaire recevait de
l’administration une terre à bail, moyennant une redevance nominale de un
franc .
Il était tenu à une résidence de 9 ans, ramenée plus tard à 5 ans et
sous cette condition, il recevait, un titre provisoire de propriété . à
l’expiration du délai imparti et si le concessionnaire avait d’autre part
rempli ses obligations, ce titre provisoire était remplacé par un titre
définitif, et dans le cas contraire le bail était résilié .
Bref, par ce geste, Alexis espérait la terre et la fortune au bout et rejoignait ainsi dans le rêve tous les autres candidats à la colonisation .
En dépit de toutes les mises en garde (le futur colon ne saurait trop se pénétrer de cette idée que si l’Algérie pouvait lui offrir, sinon de grande fortune, du moins les chances les plus sérieuses d’améliorer les conditions de son existence…le succès ne pouvait y être acquis, qu’avec de l’énergie et de la persévérance) . Alexis avait donc adressé en décembre 1871 à l’administration, sa feuille de renseignements, sur laquelle il avait précisé son état-civil, ses ressources et son matériel composé de quatre bœufs, un cheval, un chariot, deux charrues, une herse et toute une série de petits outils nécessaires à un cultivateur .
L’appréciation personnelle favorable du Maire décrivant l’intéressé comme un homme laborieux, intelligent et bon cultivateur, le franc soutien enfin de Borely la Sapie, gros colon de Souk-Ali, près de Boufarik, donnait toutes les chances à Alexis, de voir sa requête aboutir .
Une commission, réunie en mars 1872, pensa que le comité pourrait lui accorder 25 hectares. Et le 30 décembre 1873, le gouvernement général de l’Algérie déclara de façon officielle par l’intermédiaire du Préfet du département, représentant le domaine de l’État, louer à Alexis et Marie-Françoise LAFONT, pour une période de 9 ans à compter de cette date, des immeubles domaniaux, d’une contenance totale de 29 hectares dans le nouveau centre de colonisation de Zemouri, situé dans la plaine des Issers .
Pour Alexis, ce fut le début de l’aventure et d’un long combat dont ses descendants se sont efforcés jusqu’en 1962 de consolider et de parachever l‘œuvre .
Yves BANDET, Mise en page le 6 février 2009